Créer des gagnants : restreindre le champ des technologies de réduction de CO2

Par Andrew J. Stewart, Vice-président, Fabrication du ciment et chaîne d’approvisionnement, Est du Canada

Un avenir plus durable passe par le monde de la décarbonisation, et Lafarge Canada a un rôle à jouer à cet égard. Au cours des dernières années, des entreprises en démarrage sont venues frapper à la porte des industries à forte intensité d’émissions, ce qui est à la fois inhabituel et stimulant. De nombreux entrepreneurs (avec des dizaines d’idées) et, dans certains cas, des capitaux considérables, travaillent à la recherche d’une solution au problème du CO2 pour des émetteurs comme les cimenteries. Plusieurs douzaines d’entreprises ont récemment cherché à aider Lafarge Canada à se décarboniser, mais malheureusement, une solution solide à l’échelle mondiale, qui soit économiquement raisonnable, demeure une énigme même si, localement, plusieurs directions se sont révélées très prometteuses.

En raison du grand nombre d’idées, dont certaines sont bien articulées et d’autres plus obscures, Lafarge Canada a dû travailler à l’élaboration d’un cadre permettant d’évaluer rapidement les options et de déterminer les solutions à potentiel élevé afin d’éviter de dépenser trop de ressources sur des initiatives peu viables. Ce cadre est très utile non seulement pour les pairs de l’industrie, mais aussi pour ceux qui ont de nouvelles idées, le but ultime étant de faciliter l’efficacité. 

Afin de pouvoir filtrer le tout, l’équipe de Lafarge Canada a commencé par poser quelques questions fondamentales permettant décider de l’intérêt de ces nouvelles idées, des efforts à leur consacrer et de l’opportunité de les intégrer dans le projet ou dans les filières de partenariat.

L’idée est-elle évolutive?

L’ampleur des émissions de CO2 est immense. Par exemple, une cimenterie pourrait avoir 1 million de tonnes par an (TPA) de CO2 ou plus à traiter. Les personnes expérimentées dans l’industrie lourde ont une perception des volumes qui se mesure en tonnes et en milliers de tonnes, mais les nouveaux participants ont souvent du mal à imaginer la magnitude au-delà d’un lot. À quoi ressemble 1 million de tonnes? Que diriez-vous de 5 millions de tonnes? Il est souvent difficile d’imaginer physiquement ces quantités, par exemple, 5 millions de tonnes de gravier rempliraient presque le stade Wembley, mais ne permettraient pas de construire ne serait-ce qu’une modeste montagne. 

Cette question soulève souvent une inquiétude par rapport aux solutions qui utilisent le CO2 capté pour générer un nouveau produit. Le nouveau produit pourrait incorporer une quantité de CO2 allant d’un très faible pourcentage à 60 % ou plus, mais l’utilité ou l’économie d’une telle quantité de quelque chose est souvent très faible. La valeur marchande de produits spécialisés de quelques milliers de tonnes n’est pas transférée lorsque quelques millions de tonnes du même produit sont fabriquées, toutefois, l’économie est toujours calculée. Avant même de savoir si, d’un point de vue chimique ou technique, cela fonctionnerait réellement, il convient d’établir un bilan de masse et de déterminer s’il s’agit d’une solution à base de CO2 qui peut être développée à grande échelle.

Les ressources nécessaires sont-elles disponibles?

Une grande partie des solutions proposées pour résoudre le problème des émissions de CO2 consiste à le lier quelque chose d’autre afin de fabriquer un nouveau matériau ou de le stabiliser en quelque sorte à plus long terme. Dans ce type de filière, il est essentiel que le « quelque chose » auquel le CO2 est lié soit disponible à grande échelle (ou puisse l’être), ce qui représente au moins des dizaines de milliers de tonnes en un seul endroit. Des matériaux moins disponibles peuvent contribuer et être économiquement favorables, mais comme ils ne résoudront pas le problème dans son ensemble, l’aspect économique doit être solide. 

Au fur et à mesure que Lafarge Canada étudie les ressources, il est devenu récurrent d’examiner également les besoins en électricité et en eau de ces différentes technologies. Souvent, l’importance de la quantité demandée de ces deux ressources limitées spécifiques est stupéfiante. Il n’est pas rare de voir des processus si intensifs qu’un système de réduction des émissions de CO2 relativement modeste pourrait nécessiter la production totale d’un grand barrage hydroélectrique et le débit total d’une rivière d’eau douce assez importante. Par conséquent, il vaut la peine de considérer ces points avant de trop s’enthousiasmer pour une idée.

Est-ce que cela fonctionne techniquement et est-ce permanent? 

Cela semble douloureusement évident, mais de nombreuses idées qui progressent très vite, parfois même à la vitesse de l’éclair, n’ont guère de sens sur le plan technique. Les niveaux de maturité technologique (NMT) sont devenus une référence de plus en plus populaire ces derniers temps, et sont utilisés pour encadrer la maturité des idées. Toutefois, ce cadre est autocontrôlé et il y a une tendance à l’exagération du NMT, par exemple en appliquant des technologies d’équipement éprouvées à de nouvelles utilisations (p. ex., l’équipement est disponible et en vente libre, soit un NMT de 10!), même si le NMT de l’application en question est beaucoup plus faible.

Un autre réflexion intéressante est résumée dans la citation de l’écrivain américain Upton Sinclair : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un dont le salaire dépend sur le fait de ne pas comprendre. » Consciemment ou non, les entreprises en démarrage doivent atteindre le prochain tour de financement et ce sprint peut les rendre aveugles à des questions fondamentales. La chimie, l’ingénierie et les affaires se rencontrent dans cet espace, ce qui peut créer des zones grises. Il est recommandé de faire preuve de diligence et de scepticisme, mais aussi d’optimisme à l’égard des idées nouvelles, d’être transparent dès les premières étapes au sujet des préoccupations quant aux premiers obstacles importants afin de commencer à les envisager dès le début. 

L’autre question à considérer ici est de savoir si la solution technique présentée a un potentiel de permanence. Bien que certaines idées soient censées être des solutions de captage du CO2, de nombreux systèmes qui présentent effectivement des avantages, se concentrent en réalité sur la réduction ou la réutilisation du CO2 plutôt que sur sa réduction permanente. Par exemple, le carburant d’aviation durable (SAF) est un système qui capte le CO2 des émetteurs et le convertit en carburant d’aviation. Ce processus présente un avantage évident car il permet d’éviter les émissions de combustibles fossiles provenant des combustibles traditionnels, les molécules de carbone étant essentiellement utilisées deux fois et émises une fois (utilisées une fois dans le processus industriel, puis captées et utilisées à nouveau pour le SAF, avant d’être émises dans l’atmosphère). Il s’agit d’une amélioration par rapport aux émissions directes du secteur industriel. Toutefois, en tant que système isolé (sans tenir compte pour le moment des développements positifs supplémentaires comme le CO2 biogénique), il offre une réduction de 50 % du CO2 au lieu des 100 % visés, ce qui demeure néanmoins un pas en avant considérable.
 

La logistique entrave-t-elle la viabilité?

Un autre piège potentiel consiste à ignorer la logistique. Les chaînes d’approvisionnement à volume élevé et à valeur relativement faible tendent à être dominées par la logistique. Les analyses de rentabilité qui n’incluent pas le coût du déplacement des matériaux ou du CO2 pour les rassembler en un seul endroit, puis le déplacement des nouveaux matériaux jusqu’à leur destination finale ont ignoré une grande partie des coûts. Un nouveau cas classique d’un tel paradigme est la séquestration sous-marine lointaine du CO2 pour laquelle l’infrastructure de transport et les coûts opérationnels peuvent dominer l’ensemble du système. Un autre exemple serait celui des autres ressources naturelles qui pourraient être utilisées mais qui sont géographiquement éloignées.

Est-ce financièrement viable?

Pour créer une solution durable au problème du CO2 de l’industrie, il faut enfin qu’il y ait un retour financier sur investissement, ou un moyen raisonnable d’en atteindre un. Le coût des émissions de CO2 ou les incitations positives à la réduction ci-dessus constitueront généralement le meilleur scénario plutôt que de ne rien faire, selon le système réglementaire en vigueur dans le territoire concerné. Bien qu’il y ait eu un vaste engagement dans les différents secteurs visant à atteindre l’objectif NetZero 2050, les investissements financièrement négatifs ne permettront pas aux entreprises d’aller rapidement au-delà des projets de démonstration subventionnés. L’intensité capitalistique est tout simplement trop élevée pour soutenir des projets à rendement négatif à moyen terme. La clé de voûte du défi actuel en matière de développement durable consiste à trouver le moyen de réduire l’empreinte de CO2 tout en restant économiquement viable. 

Les réponses aux questions ci-dessus permettent de définir un itinéraire efficace et, dans de nombreux cas, il est préférable d’adopter une approche d’abandon précoce pour éviter de perdre du temps. Même les sujets qui ne sont pas
extensibles à grande échelle peuvent présenter des avantages considérables à d’autres égards et être extrêmement appropriés en tant que solution partielle locale et rentable et ce cadre peut également permettre de les cibler.

Est-ce trop difficile?

C’est une question importante, mais qu’il ne faut pas aborder trop tôt. Toutes les réponses sont difficiles, les secteurs difficiles à abandonner sont exigeants en capital et nécessitent des processus efficaces et une forte dynamique. Plutôt que d’envisager la prochaine considération sous l’angle de la difficulté, il serait sans doute préférable de se demander combien de temps cela prendra. Si le résultat probable d’un modèle spécifique n’intervient que dans 15 à 20 ans, il n’est pas opportun pour les responsables de la mise en œuvre d’y consacrer du temps aujourd’hui. Cependant, s’il est prévu pour 10 ans, la question est de savoir comment le soutenir pour qu’il le soit dans 5 ans.

Un exemple

Pour conclure, voici un exemple de l’examen de ces questions : Une nouvelle entreprise « CO2 – No Do », a développé une idée originale pour capter le CO2 émis par les hauts fourneaux et le convertir en fenêtres de serre en polycarbonate :

  1. L’idée est-elle évolutive?
    Le polycarbonate est largement utilisé sur le marché mondial (estimé à environ 5 millions de tonnes), ce qui constitue un atout majeur. Les polycarbonates sont constitués de chaînes répétitives de groupes carbonates, C15H16O2. Par conséquent, pour un morceau de chaîne, 15 atomes de carbone sont nécessaires, soit 15 molécules de CO2 par morceau de chaîne de polycarbonate. Chimiquement, pour chaque gramme de polycarbonate, il faut 2,4 grammes de CO2 (ce chiffre est plus élevé car l’oxygène est libéré). Ainsi, pour une source d’émission considérable de 1 million de tonnes de CO2, une solution de polycarbonate générerait environ 400 000 tonnes de polycarbonate, soit environ 8 % du marché mondial. À ce stade, il est déjà possible de conclure que cette technologie a le potentiel d’être une méthode de réduction importante, même si ce n’est peut-être pas à l’échelle de l’industrie. Lorsque les conditions adéquates sont réunies, il pourrait s’agir d’une solution pour l’ensemble d’un site, mais il est peu probable qu’il s’agisse d’une solution pour l’ensemble de l’industrie, car les volumes de polycarbonate deviendraient trop importants pour les débouchés disponibles.
  2. Les ressources nécessaires sont-elles disponibles?
    Le polycarbonate étant composé de carbone, d’oxygène et d’hydrogène, ces éléments sont extrêmement courants et seraient disponibles dans le monde entier en quantités importantes. D’autres matériaux nécessaires au processus devraient être examinés, mais les bases sont là pour ne pas être limité par les ressources physiques. Aucun renseignement sur les besoins en électricité ou en eau n’est disponible à ce stade, il faudrait donc ensuite procéder à une enquête pour mieux comprendre les exigences du processus.
  3. Est-ce que cela fonctionne techniquement et est-ce permanent?
    Dans ce cas, on supposerait que la technologie du processus fonctionne et que les intrants, autres que le CO2, sont exempts de CO2. Comme le polycarbonate aurait une application, à court terme le matériau emmagasinerait le CO2, à long terme, et selon le marché des déchets d’une zone géographique particulière, le polycarbonate pourrait être réutilisé, recyclé ou utilisé comme combustible dans un processus industriel (et le CO2 alors capté). Il existe ici donc un bon potentiel pour une solution raisonnablement permanente.
  4. La logistique entrave-t-elle la viabilité? 
    Étant donné que le polycarbonate est largement utilisé et que les émetteurs industriels ont tendance à se trouver à proximité des centres de population, l’idée devrait, à première vue, franchir cet obstacle. 
  5. Est-ce financièrement viable?  
    Une recherche rapide sur le prix du polycarbonate indique environ 2,50 $ US/kg (soit 2 500 $ US/tonne). Lorsqu’on l’ajoute à la valeur de la réduction du CO2 (disons 50 $ US/tonne à titre indicatif) et qu’on le multiplie par 2,4 comme indiqué précédemment, on obtient environ 2 620 $ US/tonne de polycarbonate comme montant de référence. Il y a donc certainement matière à présenter un dossier intéressant.

Notre examen rapide de « CO2 – No Do » concluerait que cela vaut la peine de continuer à explorer l’idée. Les prochaines étapes spécifiques comprendraient un examen de la technologie et du coût, y compris la demande en énergie et en eau, ainsi qu’une exploration pour une meilleure compréhension du marché du polycarbonate par rapport à un système pilote potentiel.

Conclusion

Enfin, pour que la décarbonisation ait un impact, il faut faire des choses difficiles et trouver des solutions financièrement raisonnables, qui peuvent être largement reproduites à grande échelle. Nous espérons que le cadre interrogatif présenté ici suscitera une certaine réflexion, que ce soit pour la recherche d’idées ou la mise au point d’une nouvelle technologie.